Ses yeux bleus avaient de quoi être perturbants. Javier avait l’affreuse impression de se perdre en contemplation dans de tels yeux. Tant de choses pouvaient s’y passer. Il lui semblait que de tels yeux n’étaient pas naturels et cherchait le moindre reflet qui aurait pu lui permettre d’identifier des lentilles de couleur. La couleur n’était pas naturelle, elle ne semblait pas naturelle. Le jeune homme en lui-même ne semblait de toute façon pas naturel. Cette façon qu’il avait de le dévisager, son regard insistant, ses fébriles mains, son bégaiement intempestif. Javier avait rarement eu beaucoup de patience pour les handicapés qui lui semblait être une véritable perte de temps, ce qui déclenchait souvent des disputes avec Marius. Et il n’avait surtout pas de temps à perdre à Coachella. Il était venu pour s’amuser, pour manger une barbe-à-papa, pour écouter de la musique et pour rencontrer des fermiers. Il n’avait pas besoin de se retrouver comme garde-chiourme pendant plusieurs semaines avec un nouvel ami collant. Il fallait s’en débarrasser au plus vite et au diable la subtilité pour le coup. De toute façon, un bégayeur n’aurait pas le temps de répondre qu’il serait déjà parti pour de nouvelles aventures. C’était tout de même un garçon particulier qui se tenait devant lui, les mains recouvertes de liquide rose, l’air hébété par une situation aussi triviale, le regard perdu dans le vide. Ce n’est pas qu’il n’avait pas l’air mignon, loin de là. Il avait seulement l’air bête. Javier se demandait bien ce qui pouvait se passer dans la tête d’une telle personne. Est-ce que lorsqu’il réfléchissait, ses pensées bégayaient aussi ? Ou bien est-ce que ses pensées parvenaient à s’organiser de manière ordonnée ? La vie ne devait pas être facile pour quelqu’un qui bégaye. Devoir toujours formuler des phrases courtes pour éviter de se perdre en route, formuler longuement sa réponse dans sa tête avant de s’exprimer, … « Oh hm... Oui, j'en ai vu un pas loin, il me semble. » Il avait vraiment l’air de vouloir continuer la conversation pour avoir pris tant de temps à formuler sa réponse et d’autant plus à réussir à la dire d’un seul coup. Cela le rassurait. Non pas pour le jeune homme mais pour son cliché. Il y avait effectivement un stand de barbe-à-papa quelque part au milieu de cette foule. Peut-être n’y en avait-il qu’un seul mais il y en avait au moins un. Voilà donc que venait l’étape la plus délicate. L’autre allait devoir calmement et lentement le guider avec ses propres mots au travers du dédale des stands pour le mener à bon port. C’est à ce moment précis que Javier réalisa que sa technique était vouée à l’échec. Il voyait d’ici le tableau. L’autre allait tenter tant bien que mal de lui donner des explications avant de se rendre compte qu’il n’allait pas y arriver et se proposer de l’emmener à bon port. Il voyait l’affaire arriver gros comme une maison et jamais il ne parviendrait à s’en débarrasser. « Laisse moi au moins te la payer, d'accord, Javier ? Pour me faire pardonner. » Javier ? Jusqu’à preuve du contraire, ils n’avaient ni garder les cochons ensemble ni fait connaissance l’un de l’autre. Creepy. Il ne se rappelait pas lui avoir donné son nom. Il ne se rappelait pas non plus porter un badge à son nom ou tout autre signe distinctif. Il ne faisait pas partie de ces personnes qui arborent avec une fierté dégoûtante une gourmette à leur nom ou – pire – un pendentif. La situation continuait de devenir de plus en plus bizarre alors qu’ils venaient juste de se rencontrer. La boule au ventre, il n’osait rien dire, rien faire même si l’envie de lui manquait pas. A la première occasion il s’échapperait. Ou au moindre geste crierait pour que la sécurité du festival vienne le secourir d’un sociopathe en puissance, voire d’un serial-killer à la recherche de sa future proie. Il voyait d’ici les grands titres des journaux du lendemain : « Coachella, festival sanglant. » ou encore « Découpé en six ! ». Et voilà que le visage de son futur meurtrier blanchissait à vue d’œil se rendant compte de son erreur. Sur les nerfs, Javier s’attendait à le voir à chaque instant dégainer un couteau, un pistolet et l’agresser comme ça, au beau milieu de la foule, le laissant se vider de son sang lentement. « J'ai vu ta photo sur la fiche regroupant les bénévoles... On est dans le même groupe. » L’explication était certes plausible mais absolument pas satisfaisante. Rien ne prouvait qu’ils fussent effectivement dans le même groupe. Javier n’avait absolument pas fait attention à ce genre de détail en observant la répartition des tâches, se contentant seulement de noter dans son petit agenda les heures et les lieux de ses prochaines journées. « Je suis Misha. » Misha … Cela ne lui disait absolument rien. Mais il était obligé de le croire sur parole. Il irait vérifier plus tard. Et surtout, ne se rappelait pas avoir donné son autorisation pour que sa photo personnelle soit diffusée lors du festival. Javier avait bien envie de mettre à cette conversation bien trop bizarre à son goût. Mais l’autre ne lui en laissa pas le temps. « Viens, suis moi, je vais t'amener au stand ! » Pour un bégayeur, il était drôlement bavard. Et sa prophétie se réalisa. Misha, puisque c’était ainsi qu’il prétendait s’appeler, venait de lui prendre la main pour le conduire jusqu’au stand tant espéré. « Enchanté. » Il serait toujours temps de s’en débarrasser par la suite. Le contact de leurs deux mains regroupées était inhabituel pour Javier. Qu’est-ce qu’un hétéro ferait à ma place ? Est-ce que je dois le frapper ? Il aurait facilement pu la lâcher, se laisser happer par la foule et disparaître rapidement mais ironiquement, il tenait vraiment à sa barbe-à-papa, tellement qu’il s’accrochait réellement à la main de Misha et non l’inverse. « Tu es espagnol non ? T'as un léger accent... » Parce qu’en plus ils devaient se faire la conversation sur le chemin ? Allaient-ils donc se faire des nattes en se nourrissant l’un l’autre de barbe-à-papa. Désireux de garder la conversation à son strict minimum, Javier susurra un rapide « Effectivement. » sans même prendre la peine de relever l’ironie sur son accent. Léger. Presque tout était léger chez Javier mais son accent ne l’était pas du tout. Il avait déjà eu de nombreuses réflexions lors d’entretiens ou de présentations orales. Mais il n’avait pas envie de déblatérer pendant des heures avec un inconnu sur son enfance en Espagne. « Il me semble t'avoir déjà vu sur le campus. » Oui, oui, sans doute. Mais il ne répondrait pas pour autant. De toute façon, il n’en avait pas eu le temps. Misha venait de nouveau de percuter quelqu’un, comme si ne savait pas marcher. Leurs mains se lâchèrent sous l’effet du choc. Javier fût perdu le temps d’un instant, serrant encore dans sa main la présence si réconfortante finalement de Misha. Reprenant ses esprits, Javier se demanda s’il était encore temps de partir, de s’enfuir. Mais si les deux allaient effectivement travailler ensemble, il faudrait sans doute qu’il fasse connaissance à un moment ou un autre. Rapidement, sa décision fût prise. Il s’était établi des limites et était certain qu’il ne monterait jamais – pour le moment – dans la voiture ou dans la chambre ou dans la tente de Misha. « Des morceaux dans tout Coachella » s’inscrivait déjà dans son esprit en lettres rouges pour lui rappeler du danger imminent. Mais l’anonymat de la foule et toutefois sa puissance protectrice le réconfortait quelque peu. Reprenant la main de Misha, il s’adressa au colosse percuté « Excusez mon ami, il est maladroit parfois. » Il se retourna pour cligner de l’œil à Misha et le tira derrière lui pour le sortir de cette inconfortable situation. « Bonne journée quand même. Profitez de Coachella. » Il continua de serrer la main de Misha dans la sienne, pour le réconforter, pour se réconforter. C’était vraiment une situation, une sensation bizarre. Il en avait du mal à déglutir. L’emmenant dans un endroit calme, juste à côté de la grande roue, Javier se força à lui sourire pour le rassurer. Il se passa la langue sur les lèvres avant de le regarder d’un air plus bienveillant. « Ça va ? Pas trop sous le choc ? » Il tenait toujours sa main dans la sienne mais lui semblait que ce n’était pas le moment de s’en détacher.