L’horloge décorative, accrochée à l’un des murs blancs de la grande pièce à vivre principale, indique dix heures passées déjà. L’atmosphère est calme dans ce salon lumineux, et seul un léger fond de musique classique vient se supplanter à cette scène paisible. Seul, ou presque… Si l’on tend les oreilles, l’on peut entendre quelques babillages fréquents n’exprimant autre chose que la découverte du monde, ou bien quelques pages de journal qui se tournent au fil des minutes, signe que le lecteur feuillette activement son périodique.
Devenir père, ça change un homme. La plupart des hommes, en tout cas, et davantage ceux qui assument pleinement leur nouveau rôle. Aaron est de ceux-là. Mature et responsable, il a évolué avec sa fille et l’une de ces évolutions consiste bel et bien à avoir une horloge intégrée dans la tête. Ainsi, quand il sent le moment venu – et ça ne trompe pas – il abandonne sa lecture, quitte son fauteuil favori et va retrouver son bébé à quelques pas de là, occupé à assembler des formes les unes aux autres avec plus ou moins de succès. Assise avec le dos droit comme un I, Valentina cesse tout mouvement et lève son visage curieux vers celui de son père d’abord, puis vers ses grandes mains qui lui montrent une nouvelle fois l’exemple. Le cube dans le renfoncement en forme de carré. Comme ça, et pas autrement. Néanmoins, il n’est pas dit que l’enfant s’en fasse une propriété fondamentale dès aujourd’hui. Et puis, de toute façon, l’heure est la sieste. L’homme lâche bientôt le jouet ludique pour attraper sa progéniture dans ses bras et c’est avec sa tendresse habituelle qu’il la transporte jusqu’à son berceau. Là, bien à son aise, la petite fille continue de babiller un moment en attendant de trouver le sommeil – celui qu’elle va vite devoir trouver, elle le sait – pour satisfaire son père. Tout aurait pu se passer sans la moindre encombre si seulement la sonnette n’avait pas retenti soudainement.
Sachant sa fille en sécurité dans son lit, le trentenaire descend au rez-de-chaussée et se dirige vers la porte en se demandant de qui il peut s’agir. Shaé aurait prévenu par un message ou un appel, une mystérieuse pudeur étant de nouveau de mise entre eux. Clarence, peut-être ? A travers le judas, c’est une toute autre personne qu’Aaron découvre. Une qui a disparu il y a de cela quelques mois, sans prévenir, avant de se plonger dans un silence radio aussi frustrant qu’inquiétant pour le photographe. Grace est de nouveau là, derrière cette porte. Aaron lui en a longtemps voulu, mais de quoi ? D’avoir été elle-même ? Fougueuse, entière, indomptée et libre. Il l’a toujours connue ainsi, et c’est à cette fille-là qu’il s’est depuis longtemps attaché. Quand il ouvre la porte, son regard dur et déçu se plante aussitôt dans celui de la brunette. Il ne bouge tout d’abord pas. Il ne dit rien non plus. Il la regarde juste ; ses yeux, son visage, ce qui a changé, ce qui est resté inchangé. Vivante, indemne. Elle est là, face à lui, et il sait que son cœur lui demande de la prendre dans ses bras, contre lui, pourtant… La peur et la rancune qui ont été siennes pendant de longues semaines à son sujet ne parviennent pas à s’effacer aussi rapidement. Ses doigts s’agrippent à la poignée de la porte et il inspire profondément avant de dire, sur un ton plus attristé que rancunier :
─ Tu pourras féliciter ton frère. Il a refusé de me dire quoi que ce soit à ton sujet. Enfin au moins je savais que tu étais en vie… quelque part.
Que dire de plus ? Son cœur a parlé. Il est possible qu’il en veuille un peu à la légendaire fierté de Grace.