Malgré le silence omniprésent, mes pensées ne se taisent pas. Les mots, les sons et les images volent dans tous les sens tandis qu'en vain, j'essaie de les attraper.
Qui suis-je? Où suis-je? Qu'est-ce que je fiche ici, bordel?... Je... Je ne sais pas. Enfin, si. Je sais et je ne sais pas. Ça dépend des choses, ça dépend des jours. Ça dépend des moments, également... Bien évidemment. On m'apprend constamment des choses, sur moi et sur mon passé. Des souvenirs reviennent, également, parfois. Moins souvent, moins rapidement et moins fréquemment que les premières semaines, à présent... Mais malgré tout, ça continue. Certains d'entre eux ne sont pas encore revenus. D'autres ne reviendront probablement jamais.
Et moi, dans tout ça?
Moi...
Mes pensées voilées masquent mon véritable ressenti, vis-à-vis de tout cela.
Moi, dans tout ça...
Moi, je suis confus. Je sais qui je suis, je sais ce que je suis. Je connais l'histoire, on m'a tout raconté – et certains des blancs dans mon histoire ont même été compensés par les souvenirs qui revenaient de vacances. Mais... Ce n'est pas moi. Ces noms, ces images, ces histoires, cette vie, ce passé... Ce n'est pas moi, ça ne peut pas être moi, comme je me vis et comme je me vois. Je ne suis ... pas... Oscar... C'est peut être mon nom, mais ce n'est pas moi, pas ce garçon... cet homme...? Que tout le monde me décrit. Moi, je suis autre chose encore. Je ne sais pas quoi, mais je sais que je ne suis pas... plus... Oscar.
C'est pour cela que je suis ici.
À présent, cela dit, et avec du recul...
Je me demande si c'était réellement une bonne idée.
En sourdine, j'entends les secondes défiler. Tic, tac, tic, tac, tic, tac. Le silence, omniprésent, commence finalement à attendrir mes pensées. Tout à l'heure dissipées, les voilà qui commencent à se taire, fatiguées. Et je peux contempler l'envergure de ma décision, à présent. Je suis Oscar et je suis ici. Ici, et non ailleurs. Mais une fois que je ressortirai d'ici... Qui sait qui je serai?
Il y a tant de choses que j'ai besoin d'apprendre, à nouveau. Tant de choses qu'il me faut redécouvrir, à présent. Certains diraient que cela commence par moi. Me réconcilier avec mon identité. Me forger une réelle définition de qui je suis. Mais je ne peux pas m'empêcher d'appréhender ce moment inévitable. Et si le moi que je me découvre être n'est pas un moi qui me plaît? Un moi que j'ai envie d'être...? Et si...
...
... Et si...
...
... Et s'il aurait été plus astucieux de rester dans l'ombre, de ne jamais découvrir la vérité? Mieux vaut ne pas retourner certaines roches, comme on dit.
Je me rends compte que je tremble. Je ne sais pas depuis combien de temps, mais ce n'est pas très agréable. Mon tee-shirt est mouillé, sous les aisselles, je crois. Ça aussi, ce n'est pas très agréable. Mais je vais faire comme si tout allait bien. Je me racle la gorge, je souris un peu et je le regarde dans les yeux.
Il est jeune...
Et moi, je suis quoi?
Lui bouge, avec une aisance qui me rendrait presque malade. Ses jambes fonctionnent et on dirait qu'il n'a même pas besoin d'essayer. Je regarde les miennes, en contraste. Aussi lourdes et gauches que celles d'un enfant qui ne sait pas encore marcher. Les médecins m'ont dit que ce n'était que temporaire. Cela ne change pas la douleur, ni même le sentiment de faiblesse et encore moins celui d'humiliation. Pour le moment, en tous les cas... Mes pieds ne m'appartiennent pas. C'est la première semaine où je peux enfin sortir de l'appartement sans être accompagné.
Il me sourit et je lui souris à nouveau, un peu plus cette fois-ci. Je ne suis pas vraiment à l'aise. Je n'ai jamais été dans un endroit comme celui-ci. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un de comme lui. Pas dans ce cadre là, en tous les cas. Et maintenant, je suis censé dire quoi? J'ai vu beaucoup de gens dans la même situation que moi, à la télévision. On me repassait beaucoup de vieux films italiens, les premières semaines. Apparemment, j'adorais ça, quand j'étais petit. Maintenant, ces films sont tellement ancrés dans mon identité que je ne sais même plus si je les adorais réellement lorsque j'étais petit ou si j'ai simplement le souvenir des propos qu'on m'a rapporté. Ça me rend fou, parfois. Non... Souvent. Ça me rend fou. De ne pas savoir combien de qui je suis et de qui je veux être vient de moi ou des autres. De ne pas pouvoir faire la part des choses. De ne pas pouvoir les dissocier. J'ai l'impression d'avoir cinq ans, à nouveau, et uniquement parce qu'on m'a dit que les bouleversements que je subirais me rappèleraient probablement mon enfance. Je ne sais plus quoi croire ni même qui croire. Ça m'effraie.
Il me rappelle son nom. Son prénom, en fait. Alex. Ce n'est pas très italien. Parce que je ne suis pas en Italie, c'est vrai. J'oublie, parfois. Ici, c'est tellement différent... Je m'y habitue, enfin. Mais... Il y a toujours des moments où j'ai besoin d'un rappel à la réalité. Je me demande si ça aussi, ça subsistera indéfiniment ou si j'en serai un jour débarrassé.
– E... Enchanté, oui. Merci d'avoir accepté de me voir aujourd'hui, ça... Je... Je pense que j'en ai vraiment besoin.
Et pourquoi? Je ne sais pas. Une partie de moi espère le découvrir ici. Une autre espère ne jamais le découvrir. Je me tais alors, mon regard balayant distraitement le bureau. Je vois qu'il y a un verre. De l'eau. C'est pour moi? Je ne sais pas trop. Je suppose que oui, mais je vérifierai plus tard, si nécessaire. Je ne suis pas venu jusqu'ici pour lui demander si je pouvais boire de l'eau, après tout.
Il me demande alors ce qui m'amène ici. Je me mords la lèvre, mon souffle devient plus rapide, j'ai du mal à contrôler ma respiration mais... Ah... Non, ça y est, ça revient... Un, deux, trois... Quatre, cinq, six... Respirare, Oscar. Respirare. Tutto andrà bene. Une goutte de sueur coule le long de mon front et ce n'est pas vraiment agréable mais ce n'est pas comme si je n'avais pas vécu pire, ces dernières semaines, hein... Alors je l'ignore et je me reprends, du mieux que je le peux.
– En fait, je... Je me tais un instant le temps de choisir ce que j'ai réellement envie de dire. J'ai eu tellement peu de contrôle sur ma vie, ces dernières semaines, que c'est déroutant de devoir faire des choix, parfois. Choisir ce que je veux faire. Choisir ce que je veux être. Choisir ce que je veux porter, même... Mais surtout, choisir ce que je veux dire. ... C'est... Le docteur a dit que ce serait une bonne idée. Je lâche enfin dans un soupir fatigué. Ça me coûte, d'être ici, dans ce fauteuil, à parler. C'est un autre type d'expérience. Quelque chose de différent de ce que j'ai pu vivre, ces derniers mois. On m'avait proposé un spécialiste de l'hôpital. J'ai refusé. Je voulais faire le choix moi-même. Puis je suis venu ici, après des recherches. ... Si je suis ici... Je continue alors, nerveusement, ignorant temporairement son commentaire vis-à-vis de "la jambe", ... Comment dire... Je me tais à nouveau. Je cherche la meilleure façon de m'exprimer. Ce n'est pas facile. Mes idées sont toujours emmêlées dans un noeud étroit qu'il m'est souvent très difficile de démêler. Puis, j'inspire à nouveau. Je me redresse un peu. Je me décide à parler. Lorsque je me suis réveillé, en octobre, je ne savais pas qui j'étais. Je ne savais pas où j'étais. Pause. On m'a dit que j'avais eu beaucoup de chance. Que j'avais failli y passer. Qu'ils commençaient à perdre espoir. Mais... Comme vous pouvez le constater... Ma chance a tourné. Mes yeux guettent la bouteille d'eau à nouveau. Finalement, je crois que j'en aurai davantage besoin que je ne le pensais. ... Au début, je ne comprenais pas vraiment. Je n'entendais pas vraiment, je pense. Je... Inspire. Expire. J'ai dû apprendre... réapprendre... Beaucoup de choses. Lorsque les ambulances m'ont emmené à l'hôpital, j'avais perdu beaucoup de sang. J'étais... En... piteux... état? C'est comme ça que ça se dit, par ici, non? Je suppose que ça n'a pas vraiment d'importance. J'ai mis six semaines à me réveiller. Les jambes ne sont qu'une partie de ce qu'il me reste de cette fameuse nuit.
Je me tais alors et le silence s'installe, pesant.
Tic, tac, tic, tac.
La bouteille d'eau me fait de l'oeil tandis que ma jambe gauche vibre doucement.
Je le regarde sans vraiment le regarder. Mes iris s'attardent sur son visage en évitant ses yeux. Je ne saurais soutenir les messages cachés dans ses pupilles. Les yeux me parlent beaucoup. Beaucoup trop, parfois. Je crois que c'est nouveau. Je ne me souviens pas avoir été comme ça... Avant.
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