Tu te souviens? [PV Brooklyn]

Cendres adorait le Café des Souvenirs. Son enseigne verte mangée par le vent. Ses fenêtres salies par la pluie. Le piano abimé qui ne jouait plus depuis longtemps. L’ivoire jauni. Un bout de France rapiécée.

Cette nuit d’hiver, Cendres est entré seul.
Il venait prendre sa petite dose de nostalgie.
Et la nostalgie ne va pas avec la compagnie.

Il a choisi une table échevelée. Pleine d’échardes sur les bords.
Il a déposé sa veste de cuir sur une chaise bancale.
Pour réserver sa place… Quelque chose comme ça.

Puis il s’est approché du bar. S’est accoudé.
Il a tourné la tête.
Un moment blanc.
Cinq secondes d’hésitation.

Toi, ici ?

A-t-il dit à la jeune fille de ses souvenirs.

Il s’est redressé, s’est approché.
Lyanna aimait les drogues et les alcools.
Lyanna était rarement elle-même.

Tu te souviens ?

Il lui a souri, pas vexé.
Cendres ne se vexait pas des amours oubliées.

Je m’appelle Cendres.

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Les contes gris

Le froid comme remède à la noyade. Une claque au visage, des griffes sur les joues ; c'est l'hiver qui réveille.   Mais pas ici, pas Los Angeles. Plutôt New York, un vieux souvenir qui s'évapore dans l'océan, derrière des brumes et d'autres écumes. Quelques pas dans les rues sous un manteau de coton puis derrière les vitrines ombragées un souffle nouveau : aucun visage familier.

Les verres salissent le bois, y laissent des traces pour toujours encrées, absorbées, assombries dans l'histoire. Moi je cligne des yeux je crois bien que je suis bourrée, j'essaie d'oublier le Noël passé trop loin et  - un mojito, puis deux, j'hésite ;
derrière moi sur les tables, les chaises, les murs : aucun visage visage familier ; ni les voix, ni les silhouettes en mirage...

Puis "toi, ici?"

Une brume.
L'écho d'une erreur qui fait hausser mes sourcils. "Tu te souviens?"

Si je t'avais connu — je le regarde de haut en bas, il attire... je m'en mordrais les lèvres —

si je t'avais connu

je n'aurais pas oublié.

"Je m'appelle Cendres."

Doucement je pivote sur mon siège. "Cendres..."
Je sirote, les cils qui battent contre les joues — "Et moi, je suis qui?"

Dans ton souvenir il semble que tu m'as définie,
tu me diras qui je suis — je le serai peut-être.

Ce soir du moins... je le serai peut-être.

Elle a tourné sur elle-même comme un fantôme en suspension.
Lyanna avait les yeux couleur tempête et nuance pierre.
L’air doux des nuages.

"Et moi, je suis qui?"

Tu es Lyanna.

Il voulait ajouter :
Tu es Lyanna et tu es la fille des chaises renversées.
Lyanna renversait souvent les chaises quand elle se sentait mal.

Cendres a regardé la chaise de Lyanna.
Elle semblait stable et sans faille possible.

Pourtant Lyanna lui avait posé la question des jours d’oubli.
Des jours oniriques, des rêves rêvés les yeux grands ouverts.

"Et moi, je suis qui?"… C’était la question du passé effacé.
Elle, elle était qui ?

Cendres a regardé le visage de Lyanna.

Il devait lui dire, lui rappeler. Rappeler un passé qui poussait à la drogue, c’était honnête. Et dur.

Dire la vérité dure… Etait-ce aimable ?
Dire un mensonge tendre… Etait-ce généreux ?

Tu aimes les sirops de fruits…

Il aurait aimé qu’elle aime les sirops de fruits.

Les soirées qui n’en finissent plus…

C’était ce qu’ils avaient vécu, un peu. Juste le temps de le comprendre.

Les choses douces comme la peau.

C’était ce qu’elle lui avait dit.

Les choses qui piquent comme une barbe courte.

C’était ce qu’il avait compris.

Je me souviens bien ?

Il a posé ses coudes sur le bar. Il a croisé les bras sur le bar. Il s’est assis là, patient et attentif.

A l’affût, en réalité.

Les mains cachées dans les bras.
Le regard tendu vers le visage de Lyanna.
La tension dans la colonne vertébrale.

Lyanna se réinventait à chaque fois.

Et cette fois ?

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Les contes gris

L'une puis l'autre qui s'enchaînent, des vérités étrangères qui me font sourire ; il l'avait bien connue, Lyanna, ou peut-être qu'il ment, peut-être que c'est comme ça qu'il aborde les inconnues dans les bars, à la recherche d'une âme perdue qui se retrouve dans des mots doux

la chaleur de la langue qui roule
sur ces vérités qu'il balance

que j'aimais le goût du sucre sur mes lèvres
et sa barbe mal rasée quand il m'embrasse
les draps de satin pendant l'amour

puis les nuits blanches sous la lune...

Il fallait encore qu'il reste... La vérité, la mienne, c'était un non—non. Non ce n'est pas moi, elle ; là— non. Pas moi, Lyanna : disparue, évaporée, elle n'est qu'un de tes souvenirs, mais elle n'est pas moi ; non...
Ce soir je te ferai croire qu'elle l'est encore un peu,
un bout de temps—juste pour que tu restes
et que tu me dises pourquoi de tous les visages
il fallait qu'à tes yeux elle se confonde

avec le mien.

"Je me souviens bien?"

Ses bras se croisent sur le bar, il couvre les tâches des verres et leurs histoires et moi je sirote toujours le mojito, insaisissable — c'était l'effet que j'aimais faire, celui du sable qui glisse ;
ses bras croisés sur ce bar, et moi... j'approche mon visage comme pour empêcher le monde d'entendre nos secrets ;

"Pas encore assez."

et si je me prenais au jeu, si je m'y perdais ?

"Et si moi j'avais oublié — tu m'en voudrais ?"