L : Pourquoi tu fais ça ?
C : J'ai voulu comprendre l’injustice de la souffrance.
L : Alors.
C : Alors quoi ?
L : Tu as compris ?
C : Non. Mais maintenant je souffre avec eux.
Dans un univers passablement
Absurde,
Il y a une chose qui ne l'est pas.
C'est ce qu'on peut faire pour les
autres.
Absurde,
Il y a une chose qui ne l'est pas.
C'est ce qu'on peut faire pour les
autres.
Le vent s’acharne contre l’arbre qui ne bronche pas. Il ne bronche jamais le bois, il se courbe mais ne rompt pas, il grince d’être trop vulnérable de sa palpabilité. Il est majestueux ce tronc, il surplombe l’hôpital, brandissant sa noblesse comme seule arme. Il est impuissant ce chêne, immortel de voir les malades se succéder, les corps s’empiler et la poussière s’évaporer.
Poussière de voie lactée.
Poussière de cendres brisées.
Poussière de cendres brisées.
A défaut d’être sereine, la nuit est pleine. J’aimerai hurler, de rage, de frustration et d’abandon mais ma salive se contente d’houspiller ma gorge, comme si, meurtrière, elle voulait m’étouffer. Je sens mon pouls s’accélérer d’indignation, ma poitrine se serrer d’injustice, mon ventre se soulever de tristesse. Je sens bien trop de sensation. Tout est mort, tout s’évapore.
Ce monde n’est plus le notre depuis longtemps.
Je suis bénévole dans cette sombre bâtisse que les premiers rayons du soleil illumine. J’ai fais ce choix il y a deux ans maintenant. Je ne regrette pas. Je ne regrette plus. Au départ, je fondais en larme dès qu’un enfant succombait à l’ange. Désormais je le sais, j’ai accepté. Je suis consciente que lundi je fais la lecture à un petit et que dimanche il sera déjà partit. Loin de moi, loin d’ici, loin du chêne. Mais comment consentir à une telle ineptie ? C’est simple, j’ai activé l’instinct de survie. Je suis mécanique. Un robot qui accomplit sa tâche d’aide bénévole, sans haine, l’air sereine. Un robot de conscience et de fer.
Je suis un robot qui saigne.
L : Chloé, tu es matinale aujourd’hui !
C : L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.
L : Oh ma pauvre, en parlant d’avenir...
C : Pas d’ironie je te prie.
L : Décoince, je vais pas te parler des enfants cancéreux dont tu t’occupes ! Mais tu devrais aller voir le patient de la chambre vingt huit.
C : Mignon ?
L : Un visage à faire fendre un cœur en deux ! C’est terrible ce qu’il lui est arrivé ! Mais bon, ça nous permet de nous rincer un peu l’œil.
C : Lili c’est malsain.
Mes cheveux ondulent sur mes épaules au rythme de mes pas élancés. Je franchis une porte, puis deux, trois, puis je perds le décompte. La journée s’écoule, parfois il y a des rires, parfois il y a des larmes. Et la plupart du temps, il y a les deux à la fois. Ce désir de vivre écorché par des cellules malades, ce désir de mourir avorté par un espoir fébrile mais inutile. Je n’ai aucun pouvoir sur le cycle de la vie. Je suis là et mes lèvres murmurent des syllabes. Je lis des livres, des romans, des contes, des histoires. Et lorsqu’un enfant s’endort, pressant mes doigts, allant rejoindre des princesses ou des dragons aux aboies, alors je comprends, je sais pourquoi je suis là.
La chambre 28.
Elle scintille.
Elle m'appelle.
Je passe sans la voir.
Je retourne sur mes pas.
Je fixe l'étiquette.
Je hausse les épaules.
Je tourne les talons.
Je reviens encore.
Je ris nerveusement.
Je refuse de l'ouvrir.
Je pose ma main sur la poignet.
Je presse doucement le loquet.
Je fais coulisser le bois.
Je respire différemment.
J'entre.
Le soleil se reflète sur l'étrange silhouette.
Il est beau. D'une beauté envahissante, étouffante. Ses cheveux encadrent son visage aux traits si parfaits, si fins, si angéliques. Figé comme du marbre qui s’essouffle.
Un trou béant dans ma poitrine.
Qui tire, tire, tire, tire.
Et... s'élargit.
Le trou s’agrandit et la douleur est insupportable.
Vertige
Flou
HurlementJe me sens dévastée.
Je m'approche et avec la plus douce des délicatesses, je prends sa main. Elle est froide, lointaine, proche, souffrante, faible, belle, parfaite. Je tiens sa main et j'ai l'impression de tenir l'univers tout entier. Je reste paralysée de peur de le briser. Je tiens sa main, c'est important, c'est précieux. Je tiens ce souffle de vie.
L'homme inconnu. Chambre 28.
C'est injuste.
Je me sens concernée.
Rage
Nuage
Espoir
« Je suis là. »
Ces quelques mots me paraissent les plus essentiels. Les plus mortels, les plus éternels. Je relâche sa main, j'estompe ce contact et un vide m'éprends. Sa main me manque. Je m'assois près du lit, sur la traditionnelle chaise inconfortable. Je sors de mon sac un livre. J'esquisse un sourire embuée de larmes. Je jette un coup d’œil au dossier du patient. Que m'arrive-t-il ?
Drame.
« Depuis quand tu es là ? Deux semaines déjà. Lili a raison c'est du gâchis. Oui je sais, c'est de la curiosité malsaine... Je n'avais pas prévu de venir te voir. Le tutoiement c'est familier, je sais. Pardon, pardonnez-moi. Pardonne moi. Oui c'est mieux...Le vouvoiement met une distance que je n'apprécie pas. Pas avec toi. Ta main est froide. Elle est toujours froide ou alors c'est à cause du coma ? Moi, j'ai les mains chaudes, toujours, même quand il neige. Tu aimes la neige ? C'est humide et festif à la fois... Il me semble que chacun oublie ses problèmes sous la neige. C'est un sentiment d'émerveillement, de magie. Un flocon ne paraît pas agressif, personne ne se méfie d'un flocon. C'est beau. »
J'avale difficilement ma salive. Je lui prends à nouveau la main.
« Je ne sais pas si tu sens...Je m'appelle Chloé, Chloé Beauchamps. C'est un peu pompeux comme nom de famille mais je viens d'un milieu aisé alors... Je n'ai pas vraiment le choix. C'est mon côté français aristocrate. Et toi tu viens d'où ? Je vais deviner... Espagne ? Non... tes cheveux sont trop foncés... Portugal peut être ? A moins que... »
Je sursaute.
« Pardon, je suis intrusive. C'est difficile à expliquer, je me sens si proche de toi. Peut être car nous avons le même âge, enfin, tu sembles plus vieux. Que fais-tu dans la vie ? Tu pourrais être acteur, tu possèdes le charme infini des acteurs, oui. Ou celui d'un marin naviguant sur une mer couleur encre. Ou alors tu serais un policier dont l'infiltration a mal tourné ? Bon sang, mais qu'est-ce qui t'es arrivé ? Combien de personne sont en larme désormais ? A qui manques-tu le plus ? Il faut que tu t'accroches... Il faut que tu te battes, pour tous ces gens qui hurlent ton absence et ... et un peu pour moi. Tu veux bien ? »
Flocon glacé,
Rêve ébranlé.