Une promenade n'aura pas suffi. Il se le répète en boucle, en rentrant vers l'hôtel. Une balade n'est pas suffisante pour endormir l'âme, pour chasser au loin les images sales de cet autre soir, celui où tout s'était éparpillé. Morceaux de voix et de rêves jetés à même la chaussée, et lui qui s'était figé, n'osait plus tout à fait évoluer. Même le poste de maître d'hôtel n'avait été qu'une illusion ; en pensant à ça, Joaquin avait shooté dans un caillou du pied gauche, l'avait envoyé frapper la carrosserie de l'une des voitures posées là, comme dans un jeu d'enfants grotesque. Heureusement, trop loin de l'Angeleno pour risquer d'avoir abîmé les biens d'un client régulier - ou même d'un endormi éphémère. Non, l'Hotel Angeleno est visible d'ici ; il domine la rue entière, cet étrange ruban d'asphalte qui bondit et puis se creuse, essouffle même par ses reliefs les promeneurs les plus chevronnés. Joaquin, lui, en a l'habitude. C'est son chemin traditionnel, quand il s'agit de damner ses pensées ; il l'appellerait presque sa voie pourpre, comme l'est la colère qui bat dans sa poitrine dès lors que son crâne se remplit de nuages sombres. Il déteste avoir la tête orageuse : ça perturbe à la fois son travail et ses mots, puisque les mains s'emballent, en disent trop, et les signes perdent leur sens, il le voit dans le regard de ceux avec qui il converse.
Nyx a fait tomber ses jupes il y a une heure déjà : le ciel a viré au bleu d'encre, une encre sombre, une encre indélébile, de celles qui inondent et puis qui noient. Il aimerait y jeter les pensées invasives, reprendre le cours normal de sa journée, et puis, en regardant ses pieds le ramener à l'hôtel-maison, Joaquin voit le signe. C'est bête, ce qu'on peut percevoir comme des traces du destin, des invitations à changer le fil des Moires. Sa semelle jonche un flyer vert d'eau, aux larges écritures jaunes, façon art-déco des années dépassées. Un médicament pour le sommeil, des pilules immenses sur le papier, sans doute minuscules dans la vraie vie, et bien moins colorées - et c'est sans doute mieux. Si ça ne va pas dans votre vie, dormez ! C'est péremptoire, ça fait sourire et soupirer en même temps, mais il se dit qu'il a compris, cette fois ; c'est le manque de sommeil, qui rend les neurones déprimés. Alors Joaquin presse un peu plus sur ses jambes, hâte le pas, et tant pis s'il arrive dans le large hall le front couvert d'une fine pellicule de sueur ; au pire du pire, il passera par l'entrée du personnel, pour une fois, dans cette fine cour que l'on a caché de la vue des fenêtres. Un toit de plastique rougi, suffisamment transparent pour faire entrer la lumière, infiniment opaque pour dissimuler aux clients les pauses de leurs hôtes. Il ne faudrait pas qu'on les indispose, du haut du septième étage, par la perspective d'une fine fumée de cigarette, souffletait Amber, parfois.
Arrivé devant la luxueuse devanture de l'Angeleno, son costume de soirée impeccable, belles colonnes de marbre, nom gravé il y a des années et puis repeint chaque année de couleurs vives, rappelant les jolies heures des années 60 et du cinéma dans cette ville, Joaquin s'immobilise, haletant légèrement. Se dit que ce ne serait pas une bonne idée de rentrer par la grande porte, de faire tourner les portiques ; ça attirerait l'attention de Amber, au deck, et elle poserait des questions. Il n'a qu'une envie, maintenant qu'il a trouvé la solution alchimique à son problème trop envoûtant : il doit se couvrir de sommeil, se glisser entre Hypnos et Morphée et les laisser dévorer quelques heures. Alors il contourne l'hôtel, s'engouffre dans la fine ruelle pavée, contourne les poubelles et pousse la lourde grille de fer, au fond. La cour est animée : il y a deux types dans un coin qui discutent, trois qui jouent dans un coin aux cartes, sur un vieux tonneau posé là par Joaquin encore plus haletant, il y a quelques années. Il salue tout le monde à la hâte, d'un signe de main. Ouvre la porte bleue qui mène aux couloirs du personnel ; tourne à gauche, dans l'obscurité - il faudra vraiment changer l'ampoule -, les lattes du parquet grincent, et la porte fait de même quand il la referme ; la salle de pause, elle, est vide. Tombant sur le canapé dans un soupir, la veste délaissée en même temps, puis posée sur le torse comme une couverture de substitution, ça ne vaut pas les lits des étages, mais curieusement il se sent plus à l'aise ici
les paupières s'alourdissent
la vue devient trouble
la respiration se calme
et Joaquin s'endort.
@Zusman Feld (et désolé de mon retard )