Les rires n’en étaient que plus joyeux, les sourires plus francs et les moues plus affirmées. L’alcool avait le don de transformer une personne. Qu’elle devienne odieuse ou totalement décalée, le monde autour de cette personne alcoolisée était perçu comme différent. Manilyn ne passait pas au travers du filet. L’alcool joyeux comme on dit. Son attitude avait changé, devenue tout d’un coup moins timide et réservée, elle se permettait plus de choses. Rire plus fort sans pour autant attirer les regards, faire quelques gestes qu’elle aurait considéré comme déplacés si elle était sobre et surtout, s’enfiler des verres sans prendre en compte qu’elle allait devoir se lever le lendemain pour bosser sur ses cours. Mais pour le moment, le lendemain n’avait aucune importance. Depuis son accident, depuis un an, elle vivait au jour le jour, se créant des souvenirs à défaut de s’en remémorer d’autres. Ce soir elle prenait sa première cuite depuis qu’elle avait perdu la mémoire. Peut-être s’en souviendrait-elle ou non. Peut-être allait-elle le regretter ou s’en amuser, seul son réveil pourra le lui dire. Mais avant de se réveiller, il fallait s’endormir, et elle n’était visiblement pas déterminée à le faire dans les heures qui allaient suivre. Dans la pénombre de la ville, on aurait pu croire que l’inquiétude était de mise dû aux malheurs qui arrivent souvent dans les grandes villes à cette heure, mais l’alcool aidant, elle se sentait relativement bien, libre de ses gestes, de ses paroles et de ses choix. La zenitude transpirait par tous ses pores, elle était juste bien, point final. Et c’est avec un sourire particulièrement tendre, reflétant étrangement sa personnalité, qu’elle acceptait la veste de Priam. « Merci bien jeune et beau chevalier des temps modernes, je promets d’en prendre soin. » Aisément elle l’enfilait en riant, prenant soin de la placer correctement et de la porter justement. En réalité elle n’avait aucune idée du prix d’une telle pièce, mais elle en connaissait l’importance à la façon de la porter. Après tout on ne porte pas un t-shirt loose lambda de la même façon qu’un tailleur chanel.
Souriant malicieusement elle le regardait faire. Elle venait de lancer un jeu enfantin, amusant et à la fois dangereux lorsque les idées deviennent plus ou moins tordues notamment dans l’esprit des adultes. Certes, adultes ils l’étaient, mais à l’heure d’aujourd’hui, ils étaient surtout alcoolisés jusqu’à la moelle. Elle lui avait donc lancé un défi d’une débilité sans pareille : se rouler dans une flaque d’eau. Un défi relativement simple pour une personne lambda, d’autant plus que l’eau s’était écoulée sur le béton du trottoir, restant alors plus propre que si elle avait emportée de la boue avec elle. Mais pour une personne pour Priam dont l’importance des fringues est primordiale, ce défi était tordu, à la limite du cruel. Non, en fait il l’était cruel, tout court. Et pourtant il s’était prêté au jeu, chantant même une chanson célèbre, attirant le regard de certains passants. Aucun doute que le rire de Mani était sincère. « T’es complètement barge Rybook ! » Rybook… Ryback… décidément l’alcool faisait aussi des dégâts sur la parole et la façon de prononcer les mots. Relevant la tête vers lui, elle repérait alors l’intention du jeune homme lorsqu’elle le vit se diriger vers elle les bras grand ouverts. Elle savait qu’elle ne pouvait pas courir au risque de tomber pour lui échapper, elle savait que ce petit destin d’être trempée par un câlin était tout tracé. Ni une, ni deux, elle s’était simplement contentée de retirer la veste en cachemire pour l’éloigner à bout de bras et lui éviter un triste sort. Elle avait promis d’en prendre soin après tout, non ? « Seulement si t’es sage ! » Bien que sage ou non, si elle se souvenait de cette soirée ou s’il lui rappelait, elle allait évidemment repayer ses fringues avec ses économies sans aucun problème, c’était la moindre des choses après les avoir ruinées avec un tel défi après tout.
Mais d’une façon ou d’une autre, sage, il ne l’était pas. Elle avait eu le malheur de le défier sur ses fringues, et voilà qu’elle en payait le prix fort. Ce n’était pas une question d’argent, mais une question d’amour propre. Il venait clairement de lui demander d’embrasser un vieux qui passait par là avec son chien, et vu l’heure, ça ne serait pas étonnant qu’il soit lui aussi alcoolisé ou bien clochard. Bordel, c’était une sacrée vengeance quand même. Une moue boudeuse sur le visage, elle posait son regard sur Priam puis sur l’homme en question, visiblement dégoutée à l’idée de réaliser ce défi. « C’est monstrueux Priam, tu es monstrueux, ma vengeance sera terrible ! » Riant doucement, cela n’empêchait pas qu’elle prenait une petite inspiration pour se donner du courage en donnant la veste de cachemire à Priam. En évoquant une vengeance, elle sous-entendait qu’elle acceptait le défi malgré tout. Oh oui, elle risquait de se prendre une baffe de la part du bonhomme, mais à la vue de sa démarche quelque peu déséquilibrée, dans le fond, elle savait qu’il se louperait, tout du moins elle l’espérait. En réalité elle était plus préoccupée par le chien, souhaitant qu’il ne prenne pas le baiser de Mani pour une attaque sur son maitre et qu’il ne se mette pas à vouloir le défendre. Un dernier regard en direction de Priam, et la voilà qui avançait vers le bonhomme. Plus elle avançait, plus elle le regardait en détail. Plus elle le regardait en détail, plus elle était dégoutée à l’idée d’embrasser ce type. Mais prenant son courage à deux mains, elle se stoppait à sa hauteur et attirait son attention à lui demandant l’heure. Pendant qu’il relevait sa veste pour regarder sa montre, Mani regardait Priam au loin et lui lançait un regard malicieux. Oh oui, elle allait le faire. Et quand le bonhomme relevait sa tête vers elle pour lui annoncer l’heure, elle prenait son visage entre ses mains et déposait un baiser sur ses lèvres, pensant au maximum à un beau garçon pour éviter d’être dégoûtée. C’était assez drôle d’ailleurs, parce que ses pensées s’étaient naturellement tournées vers Priam, qu'elle trouvait sacrément bien foutu et à ses goûts.
Se détachant de ses lèvres, elle filait rejoindre le Delta sans demander son reste, laissant l’homme totalement étonné et ébahi par ce baiser surprise. Il n’avait pas l’air en colère, juste totalement hébété et heureusement pour la jeune femme, le chien n’avait pas bougé d’un poil. De son côté Manilyn était visiblement dégoûtée, essuyant rapidement ses lèvres sur le chemin du retour. « Il me faut un verre de vodka pure pour me désinfecter la bouche, berk, berk, berk. » Elle n’était pas vraiment sérieuse… quoi que. Secouant doucement son haut mouillé et collant, elle avait presque oublié le jeu, jusqu’à ce que ce simple geste lui donne une idée de défi, encore une fois, totalement loufoque. Le regard plein de malice, le sourire espiègle, elle devait se venger, et ça ne tarderait pas. « Bon, maintenant que je suis dégoûtée des hommes, va falloir faire en sorte que j’y reprenne goût… » Et non, elle n’allait pas lui demander de l’embrasser, ça serait bien trop facile. « Et pour ça quoi de mieux que de voir le corps d’un apollon, hop hop hop, en boxer Priam, et que ça saute ! » Oui oui, le défi qu’elle venait de lui lancer était bien de se mettre en sous-vêtements dans la rue, en pleine nuit, mais heureusement, devant peu de personne, les rues n’étaient pas vraiment fréquentées à cette heure. Le pointant du doigt, elle se donnait même l’autorisation d’ajouter de l’ironie à la situation. « Et vient pas te plaindre de ce défi, tu pourras poser tes fringues mouillées sur le bord de la vitrine du bar pour qu’elles sèchent, si c’est pas merveilleux ça. » Le tout étant de savoir s’il allait accepter un tel défi ou non.
|