Grace doit avoir oublié la majorité de sa soirée, et peut-être de sa nuit. Avec tout ce qu'elle a bu et son ami à l'hôpital, personne ne lui en voudra ni même moi, celui qui a été dérangé au beau milieu de la soirée pour ce gros chagrin. Il n'y a aucune ironie en moi, aucun sarcasme. Elle peut avoir tout oublié, ou rien oublié, je ne serai nullement réprobateur avec elle. C'est vrai que ma conscience serait soulagée si elle pouvait m'assurer, par je ne sais quel moyen, ne pas se souvenir de ces mots prononcés dans la nuit, mais une autre partie de moi s'en blesserait aussi, quelque part. Ouais, en vérité, je ne sais pas ce que je veux. Alors j'attends qu'elle creuse dans sa mémoire, redoutant son regard autant que je le soutiens. « Elle est … » Mes doigts glissent sur l'anneau sans fin du porte-clef, signe que je m'impatiente déjà. « Quelque part dans South central. » En la fixant, je crois comprendre qu'elle me fait miroiter exprès. Comme une enfant qui n'ose pas avouer sa bêtise, vous voyez ? Elle sait très bien où se trouve sa fichue bagnole. Elle n'a rien oublié et moi je tente de garder la tête haute. « Proche du bar. » Haute, mais c'est difficile. « Je … » Sa voix me revient à l'esprit aussitôt. Ces trois mots qui ont réussi à me tyranniser ou me fasciner, je ne sais même plus. Je crois que je suis sur le point de vaciller à nouveau. Ma mâchoire se serre et cela devient si déstabilisant que je décide de briser notre contact visuel pour abaisser mes paupières un bref moment, par pure gêne.
Je croyais que les hommes étaient toujours forts.
Je m'étais trompé sur toute la ligne.
« Je crois qu'il me faut une douche. » Pour me sauver peut-être, ou se sauver elle ? Cela importe peu, tant que l'embarras promet de s'effacer de cette pièce d'ici un instant ou deux. Tout du moins, c'est ce que j'avais l'illusion de croire. Est-ce que j'ai été naïf ou suis-je décidément à côté de la plaque dans cette relation ? Grace s'approche de moi, accélère mon rythme cardiaque. Ses doigts sur moi ont toujours ce même pouvoir, celui d'attirer toute mon attention, tout mon dévouement envers elle, mais il ne s'agit pas que de ça. Non, ce serait presque trop simple ainsi. « Merci pour cette nuit. » J'ose la regarder, me plonger un moment dans le bleu étrangement froid de ses prunelles. Sincère, elle l'est. Sérieuse aussi, curieusement sérieuse malgré ce sourire esquissé. Ca m'arrache un effort mais je le lui rends avec une timidité qui m'étonne moi-même. « Tu veux venir avec moi ? » La confusion règne. Les extrêmités de mes lèvres se rabaissent, je les sens lourdes, prises par surprise. Venir avec elle ? … « Sous la douche, à l'hôpital … »
Perdu ou pas...
La vérité c'est que là, maintenant, je te suivrais partout.
Ca me prend violemment. J'aimerais détruire une bonne fois pour toutes ces barrières. Ne plus avoir peur. La serrer dans mes bras, tellement fort. L'embrasser, putain. Je crève de retrouver ses lèvres, bien plus dignement qu'hier soir, bien plus assurément que jamais. Lui dire que je suis un idiot, et arrêter de jouer au con. Apprendre à la soutenir avec dignité. Avouer ma lâcheté. Tout ça pour la soulager. Je sais que cela ferait de moi quelqu'un de bien meilleur à ses yeux, j'aimerais tellement que ce soit facile, mais elle et moi avons dépassé depuis longtemps le jeu d'enfants.
Abandonnant ce trousseau de clé féminin sur le bureau, je viens effleurer ses mains du bout de mes doigts et retrouve son regard, paumé, désorienté. Elle doit l'être autant que moi, à l'évidence, mais c'est bel et bien elle qui tente de mener la barque ce matin, sur cette rivière sinueuse. « Je ne sais pas si... » Si je pourrai le faire. Si c'est correct. Je bloque, tu vois. C'est un peu comme marcher sur des oeufs sans les casser. Peur de me foirer. Peur de mes propres désirs, de ce que tu provoqueras en moi entre ces quatre parois. Peur de ne pas être à la hauteur là-bas, dans cette chambre blanche. Aide-moi, encore. « Grace... » Tu me laisses patauger mais tu as raison, tu as bien raison. C'est ça la vie, patauger, se dire qu'on passe tous par là et chercher une solution. En sortir plus grand. Tu ne te rends pas compte de tout ce que tu fais pour moi. Ça, non... Je m'accroche un peu plus à l'une de ses mains, intensifiant en même temps mon regard dans le sien. « Je ne sais pas si c'est une bonne idée. » Si je suis la personne idéale pour te soutenir. Si je ne vais pas me brûler davantage les ailes en restant avec toi quelques heures de plus. Chaque heure m'attache un peu plus et depuis cette nuit, tout a été bouleversé. J'essaye d'être convaincant du regard mais ce doit être un catastrophe. Une douce mort... Comment pourrais-je la convaincre sans être moi-même convaincu ? « Tu vois, si je ne pars pas maintenant, je ne sais pas quand je le ferai. » Ce n'est pas très drôle mais j'arrive à en rire un peu, tellement c'est fou, tellement c'est évident. Je n'ai pas envie de partir, encore moins de la lâcher. Quoi qu'elle me fasse subir. « Ça ne me ressemble pas, tout ça. Dormir avec une fille sans rien faire, prendre une douche avec elle sans rien faire, l'emmener voir son ami mourant et souffrir en silence parce qu'elle souffre, penser déjà au soir à venir et me demander si je pourrai à nouveau m'endormir avec elle... » Il parait que de parler, cela résout les maux. C'était facile à dire. On est dans le merdier... Elle autant que moi, j'espère qu'elle s'en rend compte au moins. « Tu n'as pas oublié pour cette nuit, n'est-ce pas ? » Ce devrait être le moment le plus dur, celui qui m'achèverait. Alors je ne comprends pas pourquoi mes doigts s'entremêlent aux sien, pourquoi mes mains l'attirent vers moi, entre mes jambes. Pourquoi j'approfondis ce regard un long moment avant d'aller coller mon front contre sa poitrine, contre le haut de son ventre. M'enivrer de son odeur salvatrice qui me manque déjà. « Réponds-moi... »
Je serais juste l'attrape-cœurs et tout. D'accord, c'est dingue, mais c'est vraiment ce que je voudrais être. Seulement ça. Salinger