Cette situation lui semblait ridicule à un point inimaginable. Il était là, à ce moment, exactement, occupé à jouer le prince charmant. Le preux chevalier galant, le soldat en armure de fer ... Quel que soit le nom qui pourrait lui être attribué, le rôle qu'il jouait, les responsabilités qu'il prenait sur ses épaules ne lui plaisaient pas, lui semblant presque grotesques et artificielles. Et pourtant, il le fallait bien, hélas ...
... Il fallait bien qu'il l'ouvre, cette portière. Il fallait bien qu'il le paye, ce taxi. Il fallait bien qu'il la tende, cette main, à cette fille si libre, légère et distante que, comme un ballon, elle lui semblait déjà être en train de s'envoler. Tout cela, il le fallait, et bien plus encore, par réflexe, par instinct mais, surtout, par éducation. Malgré tout le mauvais sang qu'il partageait avec son père, il ne pouvait pas s'amener à nier tous les principes que celui-ci lui avaient inculqués, à lui et à son jumeau, lorsqu'ils n'étaient encore que des enfants. Et jamais ils ne frapperaient une femme, pas même avec une fleur. Et toujours ils seraient gentils, polis, souriants, galants. Et ils ouvriraient des portes, et ils attendraient que la demoiselle soit passée en premier avant d'entrer dans la salle, et ils attendraient qu'elle ait terminé son repas avant de demander l'addition. Paul, c'était des principes, une éducation, la vie à la française, celle de la bourgeoisie, ces gentilshommes rêvant de noblesse sans jamais réellement pouvoir en faire partie. Paul, c'était un mariage, une union, le fruit d'un amour, l'issue d'une tragédie. Il n'avait jamais choisi cette vie, il n'avait jamais choisi cette famille, ce passé, ces principes, ces valeurs ... Même sa profession, il ne l'avait pas réellement choisie. Il s'était agi du choix le plus intéressant sur la liste, certes ... Mais était-ce réellement une liste lorsque les options les plus intéressantes en avaient déjà été rayées, au préalable ? Il n'en était pas convaincu. Ce qu'il savait, cependant, c'est que tout cela, il ne l'avait jamais demandé.
Et pour la première fois de sa vie, il eut une idée. Il ne saurait pas dire s'il s'agissait de la chaleur, de la fatigue ou tout simplement du désespoir, mais Paul eut une idée et, également, le courage de la mettre en oeuvre. Ce soir, c'était décidé, il ne serait pas le même, cet homme en papier, cet homme en carton, celui que la société avait monté de toutes pièces, construit et façonné à son âge. Ce soir, il serait celui qu'il voulait être, sans réellement savoir de quoi il s'agissait. Il pouvait changer de pays d'origine, il pouvait changer d'emploi. Et elle, elle n'en saurait jamais rien, et tout serait parfait.
Ils gravissent les marches du perron, rapprochant le docteur de l'heure de vérité, ou plutôt, de malhonnêteté. Le doute et l'hésitation s'éprirent de lui alors qu'ils étaient sur le point de franchir le seuil de ces portes : à partir de ce point-ci, il ne pourrait plus revenir en arrière. Il se forgerait cette identité qui ne lui correspondrait pas et serait obligé de jouer le jeu, tout au long de la soirée. Sans faire d'erreurs, sous risque de se faire démasquer. Fort heureusement pour lui, il n'eut pas à mettre ses principes à l'épreuve lorsqu'ils entrèrent, les portes leur ayant été ouvertes par des employés du bâtiment. C'est silencieusement qu'ils marchèrent en direction du restaurant, guidés par les quelques panneaux situés sur leur chemin. Lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de celui-ci, on leur demanda un nom, pour la réservation. C'est avec calme et sérieux qu'il répondit, en employant bien la prononciation française, comme il le fallait : « Bitemignon. » Tandis qu'ils se faisaient tous deux escorter à la table qui leur avait été attribuée, le français glissa quelques mots à l'oreille de la jeune femme. « Je réserve toujours sous le nom de ma mère, c'est devenu une habitude. » Premier mensonge de la soirée. Jusqu'où pourrait-il aller ? Arrivés à leur table, il ne réfléchît pas lorsque ses bras, instinctivement, tirèrent une chaise pour Lena. Malgré ce qu'il avait décidé d'entreprendre, ses principes étaient trop profondément ancrés en lui pour qu'il puisse s'en défaire, ne serait-ce qu'un peu. Ayant toute sa vie été défini par la phobie d'être jugé, il n'était pas prêt à ce que Lena rentre chez elle en pensant qu'il avait de mauvaises manières. C'était tout simplement impensable, impossible ... Inimaginable.