Spoiler :
– Je vais bien, vraiment.
Un jeu de regards, ferme et intense. Sourire forcé, offert pour rassurer, passer l'examen, le réussir, avec succès.
Les rendez-vous mensuels avec le psychologue de travail n'ont rien d'agréable. Adam en viendrait presque à regretter l'enchainement d'évènements qui a culminé sur cette issue. Presque.
Il se sent cruellement vulnérable, contraint de se mettre à nu afin de pouvoir continuer de servir son pays.
– Et le moral, dans tout ça?
Ses yeux se perdent sur le blanc immaculé des murs, aussi opaques qu'il aimerait l'être, à cet instant.
– Oh, vous savez ... Bien. Comme d'hab.
La thérapeute redresse son regard un instant de son carnet de notes.
– Mh-hm ... marmonne-t-elle avant de griffoner de nouveau à une allure sinistre.
Fuck. Ce que je ferais pas pour une clope, là ...
– Je suppose qu'on n'a toujours pas le droit de fumer, ici? hasarde-t-il vainement. On dit que le désespoir peut pousser même le plus raisonnable des hommes à sombrer dans l'excès.
– Je croyez que vous aviez arrêté? se contente-t-elle de constater, en ajustant ses lunettes, comme pour mieux l'ausculter.
– Ouais, plus ou moins. Surtout moins. Un paquet tous les deux jours, ça reste correct. Du moins, comparé à avant.
– Vous avez essayé de vous trouver un loisir, comme je vous avais conseillé de le faire, la dernière fois?
– Pas eu le temps. Son regard se plante dans celui de sa juge, comme pour la mettre au défi de lui donner une mauvaise appréciation dans son rapport. Depuis combien de mois dansent-ils ce tango des plus soporifiques? Adam n'a pas vacillé une seule fois: les remparts qu'il dresse autour de lui continuent à rester imperméables face aux interrogations intrusives de la demoiselle.
– Vous savez, ce processus serait beaucoup plus agréable, et productif, si vous y mettiez réellement du vôtre.
Un sourire faussement désolé se dessine sur les lèvres du brun.
– Je vous ai déjà dit que j'allais bien. Je ne sais pas vraiment ce que vous attendez de plus de moi. Je pourrais mentir, mais je pense que cela vaincrait le but de cet exercice.
Silence. Le regard perçant de la blonde continue de tenter de trouver une faille dans sa contenance. Adam pourrait pourtant lui parler des cauchemars qui le tiennent toujours éveillé, la nuit. Il pourrait parler des récurrences où il se réveille en sursaut, la cage thoracique martelée par son coeur agité, les cheveux rendus moites par ses sueurs froides. Il pourrait également parler des crises de panique qui l'attaquent, sans préavis, lorsqu'il se retrouve seul, au volant de sa voiture, dans un ascenseur vide, ou tout simplement dans sa cabine de douche. Il pourrait également parler du regard qui le hante lorsqu'il ferme les yeux: ce regard hargneux, puis vitreux, après l'impact. L'explosion de sang qui jaillit du crâne éclaté avant que l'homme ne tombe à genoux devant lui, avant de s'écrouler au sol, mort. Il pourrait parler du déclenchement assourdissant de son arme qu'il a l'impression d'entendre à chaque impact, chaque bruit sourd du quotidien. Ou des paroles viles et écoeurantes prononcées par ces lèvres machiavéliques, quelques instants plus tôt: les menaces abjectes vociférées pour bien implanter dans son crâne des images qu'il ne pourra désormais jamais effacer.
Il pourrait également lui parler d'elle – celle qui continue de le hanter, malgré le passage du temps qui ne fait rien pour estomper son souvenir. Eve et ses boucles dorées. Eve et son sourire infectieux. Eve et cette manie qu'elle avait d'éternuer dans son sommeil, un détail qu'il n'avait jamais osé lui révéler mais qui avait toujours eu l'art de savoir le faire sourire. Eve, et la belle famille qu'ils auraient pu avoir, auraient dû avoir, et n'avaient finalement jamais eue. Eve et l'aquarelle panoramique de Los Angeles encore accrochée au dessus de leur ... son lit. Eve et la bague Tiffany & Co. oubliée au fond de son tiroir à chaussettes.
Il pourrait, oui. Mais il ne le fera pas.
– S'il est vrai que vous pouvez me mentir, vous ne gagnez rien en vous mentant à vous même. L'esprit est solide, jusqu'à ce qu'il craque. Vous devriez être bien placé pour le savoir.
Silence.
La thérapeute soupire.
– Je pense que vous ne serez pas surpris d'apprendre que c'est la fin de cet entretien. Je vous reverrai le mois prochain. Je ne peux qu'espérer que vous commencerez enfin à prendre ces sessions au sérieux.
Adam saisit l'ouverture qu'il perçoit entre les mots de son interlocutrice.
– Vous savez, les choses seraient beaucoup plus simples pour tout le monde si vous signaliez que je n'ai pas besoin de ces sessions.
Il sait déjà à quelle réponse s'attendre, plus ou moins au mot près.
Gnagnagna, vous savez pertinemment que ce n'est pas quelque chose que je peux faire, gnagnagna. Pas tant que je n'aurais pas la certitude que vous soyez réellement remis de vos antécédents. Gnagnagnagnagna. Ou quelque chose de similaire.
Vous savez aussi bien que moi que je ne peux pas faire cela. Je vois bien que vous n'êtes pas entièrement remis de vos antécédents, et je ne suis pas pressée. Lorsque vous serez prêt à parler, je serai là.
Bingo.
Au plaisir de vous voir le mois prochain, dans ce cas, grommêle-t-il avec sarcasme en plantant machinalement une nouvelle cigarette entre ses lèvres. Il se lève alors, afin de quitter le bureau de la thérapeute.
Une fois dehors, son coeur se met à accélérer, à tel point qu'il finit par se demander si celui-ci ne s'est pas entièrement arrêté. Ses mains tremblent alors qu'il cherche, nerveusement, le briquet perdu au fond de sa poche. Il peine à raviver la flamme qui embrasera la clope, s'y prenant bien à trois prises, avec empressement, avant de parvenir à faire naître la lueur dansante sous ses yeux.
La première bouffée lui permet de stabiliser le rythme de son coeur.
La deuxième bouffée lui permet de ralentir celui de sa respiration.
À la troisième bouffée, il sent son corps se détendre, très marginalement.
Tout va bien, Adam.
Quel dommage qu'il soit si difficile de se mentir à soi-même.