« C’est franchement injuste parce que moi, la seule autre fille qu’il y aura dans mon champ de vision, ce sera un tout petit peu ma soeur. » Instantanément je secoue la tête en souriant, haussant aussi mes épaules comme pour dire “que veux-tu que j'y fasse ?”. Je me retiens avec amusement de lui rappeler qu'il a de la chance que sa soeur soit belle, toutes ne seraient pas aussi éblouissantes qu'elle alors, d'un certain, à quoi bon combler ce qui n'a pas besoin de l'être ? Mais Owen n'oublie pas ses propres intérêts, ç'aurait été trop simple. « T’as pas une jolie cousine qui aurait tes yeux sans ta grande gueule et qui voudrait bien être seconde dame d'honneur ? » Mais avec ça, ma grande gueule, il n'est pas prêt de la voir se fermer. Choquée, je ne me gêne pas pour lui donner un coup à l'épaule. « Quelle violence ! Heureusement que je n'ai pas envie d'être seule, je t'aurais dit d'aller cracher ton venin ailleurs … » Réponde-je sur un ton semi-offusqué, un peu enfantin, avant de hausser à nouveau l'épaule dans un geste nonchalant. « Non je n'ai pas de cousine. Je suis la seule fille de ma génération dans la famille. Oui c'est triste je sais, épargne-moi tes remarques, hein. » Rajoute-je en tirant la langue. Parce que lui me dirait que c'est une bonne chose, qu'il n'y en ait pas deux comme moi, je le vois venir gros comme une maison. Je n'ai jamais su si je devais m'en réjouir d'être la seule fille, entre mes trois frères, mes deux cousins Lukah et Lysander … Les filles sont loin et parfois ça manque, certes, mais heureusement les amies sont là. Mes yeux, ceux que semble apprécier Owen, retournent sur lui tandis que je feins toujours être vexée et je ne peux m'empêcher de craquer un sourire en coin, furtif mais pourtant bien sincère.
Et sincère, je le suis aussi lorsque je lui fais remarquer que j'ai un tempérament de chasseuse plutôt que de proie. Nombre de filles me regarderaient avec des grands yeux, comme si cela pouvait être scandaleux ou même affreux mais moi je m'en suis toujours défendu avec vigueur. Peut-être est-ce pousser le féminisme un peu trop loin mais cela ne me dérange pas, l'essentiel c'est de ne pas se faire bouffer, que ce soit par les hommes ou n'importe quoi d'autre d'ailleurs. J'aime mener ma vie comme on pourrait mener sa barque, c'est comme ça. « Tu ne sais pas ce que tu manques, je fais les meilleures gaufres de côte ouest, une recette secrète transmise par ma mère. Je porte même un tablier. » Et quand je pense aux grandes choses, lui s'avance sur le tapis avec ces petites choses, ces petits détails qui font pourtant le bonheur. Il adoucit mes pensées et me rappelle que je pourrais être heureuse avec un homme comme lui, si j'acceptais un peu plus de me laisser faire. Serait-ce possible pour autant ? Rien n'est moins sûr. « Et tu vas me dire que tu réserves ce traitement de faveur seulement à celle qui portera ton nom ? Non, c'est trop triste. Le tablier doit bien t'aller, tu marques un petit point. » Pourtant je dis cela sans trop de provocation cette fois, m'autorisant même à l'imaginer dans cette posture de cuisinier attentionné. Douce image qui frappe la conscience.
« Je suis né le 21 avril. » Il n'y croit pas, Owen, à toute cette pseudo-science qui rend l'avenir prédictible. Lui préfère se plonger dans des réalités d'antan ou d'actualité, des réalités alternatives qui stimulent suffisamment son imagination pour ce qu'elles ont de, malgré tout, cohérent. Lire un livre ou lire les étoiles, je ne pensais pas ça si différent mais peut-être que je me trompe. Encore faudrait-il qu'un homme accepte un jour de s'ouvrir un tant soit peu à cette autre fantaisie ; jour qui ne risque pas d'arriver d'ici peu … Je ne prétends pas faire confiance à ce que déclarent les horoscopes ou tout autre récit divulgué par ces voyants mais ça me plait, pourtant, de faire des liens. Dès lors qu'il m'a donné sa date d'anniversaire, je cherche son signe, qui s'avère être celui du taureau. Pour ne pas perdre de temps, je cherche notre – éventuelle – compatibilité amoureuse. Concentrée, je note quelques cohérences dans les portraits dressés, dans une relation qui pourrait être la nôtre. Nous aurions, soit disant, assez de choses et d'intérêts en communs pour réaliser une union heureuse, stable et fidèle. Il me procurerait un foyer chaleureux, accueillant et tendre. Quant à moi, je lui donnerais une sécurité affective. De l'énergie à revendre chacun de nous pour notre travail, une entente intime idéale … Bref, deux signes qui se complètent “merveilleusement” bien. Je relève mes yeux vers lui en affichant un air sérieux. « Ils disent que ça serait désastreux entre toi et moi. Que tu finiras par me tromper pour une fille plus douce et gentille, que je ne serai jamais à la maison car trop dans mon travail et qu'en plus, au lit, ça ne sera pas folichon. » Et je fais tous les efforts qu'il faut pour conserver cet air sérieux alors que je viens de lui dresser un large tissu de mensonge. Mes études en théâtre doivent m'être rentables un jour ou l'autre, tout de même. Appuyant sur le haut de mon téléphone pour l'éteindre, je prends une grande inspiration avant de soupirer, un brin gênée de lui raconte des bêtises. « En même temps, imagine une chèvre et un taureau qui voudraient vivre ensemble. » Ouais, quel manque d'harmonie quand même. Puis c'est surtout que l'image m'arrange. Je le regarde longuement, ne sachant pas s'il se doute ou non de la supercherie, puis je finis par rajouter, d'une voix plus douce : « De toute façon, avant qu'une femme accepte de partager sa vie avec quelqu'un, il faut qu'elle soit séduite. Et on ne séduit pas une femme en la convainquant qu'elle aura de la bonne nourriture à table. C'est un tas d'autres choses et pour certaines, ça prend des années. » Je le concède, ça devient difficile de trouver des arguments. Très difficile.