Puis, nous entrons. Je lui ouvre la porte, et voilà qu'elle s'engouffre à l'intérieur de la salle ... Presque hâtivement. Je me faufile à travers l'embrasure de la porte après elle, malgré mon appréhension à regagner cet endroit que j'avais quitté tant d'années auparavant. Lorsque j'étais parti d'ici, j'avais vingt-deux ans ... Et j'étais parti avec des rêves, des promesses, et des illusions de grandeur. À présent, j'ai trente-neuf ans. Cet été, je passerai le cap irréversible du quarantième anniversaire, celui du "vieil âge", celui qui me propulsera dans un monde tout autre ; dans une catégorie d'âge toute autre. Rien que d'y penser, j'en ai le vertige ... J'ai l'impression que hier encore, je me mariais, avec ce sourire niais et béat placardé aux lèvres. Et pourtant ... Où sont donc passées toutes ces années ? C'est comme si ma vie entière avait filé sous mes yeux ébahis, sans que je ne puisse rien faire pour la rattraper. Et à présent ? À présent ... Je n'ai pas la moindre idée d'où elle est bien allée se cacher, cette vie passée. Je suis âgé. Plus âgé qu'auparavant. Je ne suis plus un adolescent, plus un jeune adulte. Je suis un homme, à présent, avec tous les avantages et tous les inconvénients que mon nouveau statut peut bien représenter. Un frisson me parcourt l'échine. Et bientôt, je serai un vieillard ... D'ici quelques années, j'aurais cinquante ans, puis soixante ... Et après ? Plus personne ne voudra de moi, assurément. Je deviendrai un vieillard croupissant, je terminerai ma vie seule. Ma fille sera obligée de prendre soin de moi parce qu'il n'y aura personne d'autre pour le faire à sa place.
Non. Je secoue lentement de la tête. Je refuse de laisser de telles idées sombres polluer cette soirée. Si je suis revenu ici, c'est en tant que héros, après tout, et non en tant qu'échec. Pendant un moment, j'ai réussi. J'avais tout. L'argent, le bonheur. Une famille, que j'aimais. Plus que tout, d'ailleurs. Une carrière qui me comblait d'une joie immense que très peu de personnes ont le privilège de connaître dans une vie. Oui, à un moment, j'avais tout ... Et d'ici la fin de l'année, je compte bien tout mettre en oeuvre pour retrouver ne serait-ce qu'une ombre de mon succès antérieur. Coûte que coûte, j'y parviendrai. J'en suis persuadé.
Au loin, un homme qui ne m'est pas inconnu serre la main à toutes les personnes arrivant dans la salle. Haussant d'un sourcil, j'essaie de me souvenir de qui il s'agit. Serait-ce ... Le nouveau doyen ? ... Seigneur ... Ils les font bien plus jeunes que lorsque j'étais encore étudiant ! Ou alors ...
... Ou alors, c'est moi qui ai trop vieilli.
... Je crois qu'il me faut une coupe de champagne, si j'espère survivre à cette soirée.
Debbie me murmure alors quelques mots à l'oreille et j'hoche de la tête, en silence. Je la comprends parfaitement et un sourire fin, presque imperceptible se dessine sur mes lèvres lorsqu'elle m'explique pourquoi elle ne veut pas aller serrer la main de ce cher doyen. Ah, Debbie ... Ses tendances maniaque auraient pu avoir de quoi repousser certains hommes, mais pas moi. Même après toutes ces années, cela continue de m'amuser. C'est mignon, quelque part, je trouve.
- On est pas obligés de le saluer, tu sais ? Je lui déclare alors, accompagnant cette remarque de mon sourire le plus rassurant. C'est vrai : avec la foule de gens, je doute fortement qu'il se souvienne réellement de ceux à qui il a passé le bonjour et de ceux qui ont évadé à son accueil. Nous pouvons très bien terminer la soirée et rentrer chez nous sans même adresser la parole à ce nouveau doyen. C'est comme elle le sent elle. Tout ce que j'ai fait, je l'ai toujours fait pour elle, de toutes manières. Pour elle, puis, pour Kimberley. Pourquoi serais-je dérangé à l'idée de faire quelque chose que je fais déjà si aisément depuis des années ? Le divorce avait été son idée, après tout, non la mienne. Ça, aussi, je l'avais fait pour elle. Dieu seul sait à quel point je n'en voulais pas, à l'époque ...
Mais assez pensé. La soirée est aux bons souvenirs, non aux mauvais. Et si je suis ici, par cette belle nuit, c'est afin de célébrer ces heureuses retrouvailles avec d'autres anciens élèves aux côtés de ma meilleure amie et de la mère de mes enfants. Malgré toutes les épreuves que nous avons bien eues à surmonter au fil des années, et il y en avait eu, des épreuves, oh, ça, oui ... Deborah reste la seule personne en qui j'ai réellement confiance, en ce bas monde. Peut être plus à cent pour cent, depuis qu'elle m'a déclaré qu'elle voulait le divorce ... Mais cela ne change rien au fait que ma confiance, elle la tient, et considérablement plus que toutes les autres personnes qui pourraient venir m'en réclamer un peu. Il faut dire que personne ne me connaît comme elle me connaît elle. Nous avions partagé dix-huit années de nos vies. Dix-huit années passées à se découvrir, à s'apprendre par coeur. Même si nous le voulions, je crois que nous ne pourrions pas oublier. À tout jamais, mon histoire est ancrée dans ses souvenirs, la sienne écrite dans les miens à l'encre de Chine. Belle scripture indélébile.