Je suis à genoux devant les vêtements. Je touche, je caresse, je contemple, je choisis. Je porte une blouse à mon nez, à ma joue. Si douce… Bleue pâle et si douce. Je la prends. Puis un pantalon… Il a raison, je crois, il pourrait m'aller. Une ceinture…
J'éloigne mes pensées de ce sérieux avec lequel il m'a regardée, comme s'il voulait être sûr que je ne parlerais pas. Comme si, vraiment, je pouvais avoir envie de raconter quoi que ce soit de cette soirée à quelqu'un. Comme si… Comme s'il se sentait obligé de faire peser une menace silencieuse sur moi, pour que je me taise.
Je le hais. Je le déteste. Je ne le comprends pas.
Je n'ai pas plus envie que lui que l'on sache que nous avons failli… Lui, le delta, le prétentieux et moi… Moi, cette gamma éplorée que je prétends être. Non. Pas besoin de souligner que nous, ensemble, c'est juste improbable, mauvais pour nos images mutuelles. Car il faut y penser, n'est-ce pas? A notre image… C'est si important.
Ma tête pourrait exploser. J'inspire, j'expire, je tente de ne pas laisser la colère grandir. La colère, la déception, la solitude, le dégout… Je ne sais plus. Un peu de tout cela, sans doute. D'autres choses encore. Je l'avais cru embarrassé, autant que moi, j'avais pensé qu'il était … humain. J'avais cru que, peut-être, l'image que j'avais de lui était faussée. Qu'un vrai connard m'aurait laissée là, dans la rue…
Je ne sais plus.
Mais ce n'était pas la peine de me menacer.
Comme si, moi, j'étais dangereuse…
Je me redresse, les vêtements pressés contre moi. Mes pieds nus trouvent le chemin de la salle de bain, les vêtements que je portais hier, que je contemple, touche, jette dans la poubelle… Auxquels je ne veux plus jamais penser. Cette Lola-là ne peut pas exister, je n'en veux pas. Je n'en veux plus…
Nue, je tends une main sous le jet d'eau, règle la chaleur, regarde l'eau perler, ruisseler le long de mon bras. J'éteins le jet, entre dans la douche, la referme dans mon dos, ouvre ses pots de gel douche, de shampoing, compare les parfums. Je ne pense pas. Je choisis. Celui-là, qui sent le santal. Et cet autre, là, qui ne sent pas trop le mâle, juste le propre…
L'eau ruisselle sur moi, dans mes cheveux, les alourdit, ne m'allège ni de mes questions, ni de mes souvenirs. Ils continuent à revenir, par vagues, cruels dans leurs précisions, monstrueux dans leurs brumes. Leurs désirs, contre moi, et moi qui me serrais contre, tout contre, moi qui mentais à mon corps et aux leurs. Le gel douche mousse sur ma peau, le shampooing dans mes cheveux. J'augmente la température de l'eau. Je frissonne, dans des nuages de buée.
Tout ça, pour si peu. Les vêtements, l'alcool, la drogue et le dégout. Pour rien… Rien. Trois corps, pas même un orgasme. Pas un pour sauver l'autre. N'est-ce pas ridicule? Ne suis-je pas ridicule?
Ce que j'espérais, je ne le comprends pas.
La fille qui me regarde, dans le miroir, son image distordue là où ma paume a effacé la buée, je ne la reconnais pas. Elle a les cheveux presque bruns, collés au crâne, des yeux trop grands, encore soulignés d'un peu de charbon que ni le sommeil ni l'eau n'ont pu chasser. Elle a les lèvres un peu gonflées, un suçon dans le cou et le teint livide. Je lui pince les joues pour les rougir, je la fais sourire. Je ne la reconnais pas.
Je m'habille. Je garde son boxer, j'enfile les vêtements de sa soeur. Je n'ai pas besoin de la ceinture mais je la passe, la boucle, la défait, la serre un peu plus, parce qu'elle me plait, parce que je la vole, qu'il me doit bien ça. Je crois. Pas de soutien-gorge. Les siens étaient trop grands, je ne veux plus jamais voir celui d'hier… Je m'en passerai. Tant pis.
Je plie le drap éponge utilisé, le pose près d'un autre, le sien, sans doute. J'entrouvre la fenêtre, inspire l'air frais. Je fouille dans ses armoires, y trouve un peigne, pas de sèche cheveux, pas d'élastique, pas de pince. Evidemment. La buée, sur la vitre, a diminué. Je prends le temps. démêle mes cheveux, en commençant par les pointes, en les séparant, des doigts, en mèches que les dents du peigne mordent un peu plus haut, avant de glisser. Les mèches démêlées attendent leurs soeurs. Les noeuds me tirent des grimaces légères. Je progresse lentement.
Je me reconnais presque dans le miroir. Les mèches qui entourent mon front commencent à sécher, retrouvent leur couleur. Je tente un sourire. Dieu qu'il est vide…
Mon reflet est vide. Je souris presque.
Mes cheveux. Ils sont tous démêlés, tout sages, raides, encore lourds d'eau. Ils me caressent le dos, y laissent des marques humides. Je me penche sur le lavabo, pour mieux me voir. Je reconnais mon nez, mon front, mes lèvres, mes yeux. Je fais couler un peu d'eau. Je frotte. J'efface ce qu'il restait du maquillage trop lourd d'hier. Mais même ainsi, ce n'est pas ma peau. Ca ne peut pas l'être. Je cligne des yeux, comme une myope, je me cherche dans les traits connus que me montre la glace.
Je ne peux pas hurler.
Pourquoi hurler?
Je me fais peur. Pas assez pour réagir, pas assez pour me débattre ou me secouer. Je regrette les draps. Je regrette le sommeil, son étreinte chaude et réconfortante. Je regrette même le mal de tête qui s'est éloigné. Je n'aurais pas du me lever. Il n'aurait pas ajouté un autre secret au poids des miens. Il ne m'aurait pas regardée comme si j'étais une enfant capricieuse, à qui on fait la leçon, d'un regard.
Ce regard-là, je le connais. C'est celui de mon père.
Le regard qui n'a pas besoin de mots, pas besoin d'explications.
A lui seul, il suffit…
Oui, je sais… je fais trop de bruit. Pardon.
… Je vais me taire, promis.
Je ne rirai plus, je ne parlerai plus de mes journées...
Bien sûr, je vais repasser. J'ai le temps. Ce que j'avais prévu, je l'annule.
Je te promets, papa, je ne voulais pas qu'elle pleure…
Je ne comprends pas pourquoi elle pleure…
Je suis en retard. Pardon. Ca n'arrivera plus.
Oui, je sais, elle est fragile…
Oui, je sais, je suis égoïste.
Je peux l'aider, je vais l'aider… ce n'est pas tant demander…
Promis, je vais m'améliorer, elle va sourire.
Je ne dirai rien à personne, promis.
Les voisins ne se douteront de rien…
On forme une famille parfaite, je sais.
Tous ensemble. tous unis.
Si on est sage, tous les deux, si on devient meilleur, elle sera heureuse.
Alors je vais me taire, je vais obéir, je vais m'oublier…
Promis, je ne ferai pas de bruit.
Ce regard-là, je le hais.
Et je hais celle qu'il fait de moi.
C'est ce regard-là qui me pousse dans les bras des hommes, qui me fait m'inventer une autre vie, qui me fait sourire, me taire, me cacher. Pour ce regard-là, je m'interdis d'exister.
Pourquoi a-t-il eu ce regard-là?
Pour que je sois sage, que je me taise, que j'oublie, que je disparaisse.
Pour que je sois docile et menteuse.
Encore un autre secret…
Je te hais.
Tu t'en fous, de moi.
Tout ce qui compte, c'est que j'obéisse.
Tout ce que tu aimes, c'est ta réputation.
Tout ce qu'il aimait, lui, c'était Elle.
Elle. La Mère. La Nourricière. La Dingue.
Ils l'aimaient tous.
Un fantôme. N'être qu'un fantôme.
C'est ce à quoi vos regards me condamnent.
Je me fous de savoir où tu as appris ce regard-là. Peut-être le connaissez vous tous, à la naissance, peut-être est-ce là votre pouvoir secret, à vous, les hommes. Mes doigts tressent mes cheveux. des nattes sages. Je reviens en enfance, peut-être. N'est-ce pas approprié?
Je ne peux pas être Elle. Je ne veux pas être folle. Je suis moi. Même quand "moi" se dilue, secoué par vos exigences, je ne peux pas être elle. C'est elle, le fantôme, attaché à mes pas, la chaine qui m'entrave. Je la hais. Je l'aime. Je me tais. Je suis sage.
Je n'ai pas d'élastiques pour nouer mes nattes, elles se déferont, peu à peu.
Le miroir ment. Je ne lui ressemble pas. Elle n'a jamais pu me ressembler. Ils mentent, tous. Ils inventent, et moi, j'ai si bien appris à leurs côtés. J'éteins la lampe, je soupire, te souris, à toi, dans le miroir, toi, mon ombre, toi qui me colles à la peau et au coeur. Je m'en vais le rejoindre, lui, et obéir à son regard.
« Ça sera notre secret. Je n'ai plus qu'à espérer que tu le tiennes bien, enfin il paraît qu'on peut faire confiance aux Gamma Psi. »
Notre secret. Que tu as peur que je trahisse. Je te regarde: j'ai toujours les pieds nus, tu ne m'as pas entendue. J'ai étalé sur un bout de pain un peu de confiture puis je t'ai cherché. Je t'ai déniché. Entre tes livres, tes classeurs, ton univers de rigueur et de chiffres… Devant ton ordinateur. Tu es perdu dans ton univers multimédia, qui te déchire en lambeaux, t'engloutit, te dilue. Le retrouves-tu, dans leurs messages, dans leurs graphiques, le con prétentieux et infidèle? Parviennent-ils à étouffer le garçon chaleureux, gentil, serviable? Celui qui hésite, celui qui partage son joint, celui qui demande, celui que son corps trahit? T'oublies-tu?
Te rassures-tu, à les lire? Dans tes livres, dans ton travail, te retrouves-tu?
Tu es si loin. Dans leur monde. Tu sembles fatigué. Peut-être du nôtre?
Est-ce si grave, mon corps à moi, l'alcool, la drogue et ton impuissance?
Si cela se savait, serait-ce un drame? Que pourrais-je dire, dis-moi… ? Que tu m'as ramassée en rue, que tu m'as hébergée, que tu as proposé de coucher, que j'ai accepté, que mon corps t'a fait la guerre, que le tien a abandonné… que tu m'as laissé ton lit, malgré tout. Que tu m'as laissé dormir, utiliser ta douche, envahir ton appart'...
Je pourrais m'inventer déçue, trahie, délaissée, frustrée, salie. Est-ce ce qui t'effraie?
Es-tu si inquiet, pour si peu de choses? Y tiens-tu tant, à ton image de con parfait, de lover, de mec à filles, de bête de sexe? Je ne suis pas sure de te comprendre. Mais que comprendrais-tu de mes mensonges, si je t'en parlais?
Je crois que tu m'as entendue. Je vois tes épaules se raidir, j'entends tes doigts hésiter, je te sens te redresser.
Ne t'inquiète pas. je suis une petite fille sage, docile, gentille. Je ne fais pas de bruit. Je garde les secrets. Même maintenant… Qui sait, dis-moi, que ma mère est … malade? Ils sont si peu, et aucun ne comprend, je crois. Alors, ton si petit secret, ta si petite défaillance… Ne t'inquiète pas, je la garde pour moi. Elle met un peu de douceur sur ta beauté de statue, ton masque de pierre.
Je comprends, va. On se protège tous comme on peut. Tu as le regard, la réputation, j'ai l'insouciance, les mensonges, un sourire, la dernière bouchée de pain que j'engouffre et qui remplit mes joues, que j'avale précipitamment. Mon index que je suce, pour effacer une trace de fruits.
Tu me regardes, je hausse les épaules.
Ton secret, je vais le garder.
J'approche, il ne faut que quelques pas, je m'appuie à ton bureau, je jette un oeil à tes bouquins. C'est comme du chinois ou de l'Andreassien, c'est ton monde, pas le mien. Je ne te demande pas de parler le lola couramment. Tu me terrifierais.
" Tu avais raison. On fait presque la même taille, ta soeur et moi. "
Je souris. De la hanche, je pousse la chaise sur laquelle il est assis, elle pivote un peu. Je m'amuse de la situation, doucement. De son sérieux, de son univers de garçon propre sur lui, de son regard. De nos incertitudes.
Vois comme nous sommes ridicules!
Je le décoiffe, d'une main, rapidement, je me redresse, recule d'un pas.
" Je peux juste prendre un café, avant de partir? Je n'ose pas me servir de ta machine, peur de la détraquer…"
Il faudrait que je le remercie. Pour l'aide, la soirée, les vêtements, le médicament. Pour avoir essayé. Parce que lui qui a envie de moi, même drogué, ce n'est pas tout à fait rien. Même si ça n'a pas duré…
Sourire. Continuer.
J'ai pas envie de crier, promis.
Je suis sage et j'ai passé l'âge des caprices.
J'ai pas vraiment envie de sourire, non plus mais j'y arrive.
Faire semblant, être légère, juste assez distante, juste assez proche…
" Puis je remets mes talons et je te fous la paix. T'entends plus parler de moi. "
J'ai envie de hurler, de protester, de pleurer. Je suis fatiguée d'être une petite fille sage, j'en peux plus d'obéir et tous vos secrets, ajoutés aux miens... ils pèsent tant sur mes épaules, si vous saviez...
"Alors, wonder boy... tu me montres?"
extensionauto_awesomeac_unitvolunteer_activismLola, quand elle voit une fille sexy